Par Olivier Magnaval, Avocat associé, société d’avocats Claisse & Associés
Premier étape de la « différenciation territoriale » impulsée par le Président de la République et par le Gouvernement, le décret n°2017-1845 du 29 décembre 2017 relatif à l’expérimentation territoriale d’un droit de dérogation reconnu au préfet et le décret n°2017-1862 du 29 décembre 2017 relatif à l’expérimentation territoriale d’un droit de dérogation reconnu au directeur général de l’agence régionale de santé ont été publiés au JO du 31 décembre 2017.
Pris sur le fondement de l’article 37-1 de la Constitution, ces textes visent à évaluer, par la voie d’une expérimentation conduite pendant deux ans, l’intérêt de reconnaître au préfet et au directeur général de l’agence régionale de santé la faculté de déroger pour un motif d’intérêt général à certaines dispositions réglementaires dont la mise en œuvre leur incombe au titre des compétences qu’ils exercent au nom de l’Etat.
Les préfets concernés sont au nombre de vingt : les préfets des régions et des départements de Pays-de-la-Loire (5 préfets), de Bourgogne-Franche-Comté (8 préfets) et de Mayotte, les préfets de département du Lot, du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Creuse ainsi que le représentant de l’Etat à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin (c’est-à-dire le préfet de la Guadeloupe) et le préfet délégué dans ces deux collectivités.
Les directeurs généraux des agences régionales de santé concernés sont au nombre de quatre : Auvergne-Rhône-Alpes, Hauts-de-France, Ile-de-France et Provence-Alpes-Côte d’Azur.
L’article 2 du décret n°2017-1845 autorise les préfets concernées à faire usage de leur droit à dérogation dans sept matières : subventions, concours financiers et dispositifs de soutien en faveur des acteurs économiques, des associations et des collectivités territoriales ; aménagement du territoire et politique de la ville ; environnement, agriculture et forêts ; construction, logement et urbanisme ; emploi et activité économique ; protection et mise en valeur du patrimoine culturel ; activités sportives, socio-éducatives et associatives. Le champ de l’expérimentation est ainsi très large, mais il exclut le champ régalien.
L’article 2 du décret n°2017-1862 autorise les directeurs généraux des agences régionales de santé concernés à faire usage de leur droit à dérogation dans cinq matières : les appels à projet social ou médico-social (en ce qui concerne le fonctionnement de la commission ou le délai de réponse des candidats), les décisions d’autorisation des programmes d’éducation thérapeutique (en ce qui concerne les compétences requises pour dispenser ou coordonner l’éducation thérapeutique du patient), les zones caractérisées par une offre de soins insuffisante ou par des difficultés dans l’accès aux soins ou dans lesquelles le niveau de l’offre est particulièrement élevé (en ce qui concerne les indicateurs et les seuils applicables à la détermination de ces zones et en ce qui concerne les mesures destinées à réduire les inégalités en matière de santé et à favoriser une meilleure répartition géographique des professionnels de santé), les agréments de transport sanitaire (en ce qui concerne la composition du dossier), la permanence des soins en médecine générale (en ce qui concerne les modalités d’adoption du cahier des charges régional).
On est ainsi frappé par les différences d’approche adoptées pour la définition des matières ouvertes à l’expérimentation : très large pour les préfets, très précis pour les directeurs généraux des agences régionales de santé, une différence qui vient peut-être d’une culture de la déconcentration beaucoup plus ancienne et développée au ministère de l’intérieur qu’elle ne l’est dans les ministres dits techniques comme le ministère de la santé.
L’article 3 du décret n°2017-1845 liste les conditions cumulatives auxquelles la dérogation prise par les préfets devra répondre : être justifiée par un motif d’intérêt général et l’existence de circonstances locales ; avoir pour effet d’alléger les démarches administratives, de réduire les délais de procédure ou de favoriser l’accès aux aides publiques ; être compatible avec les engagements européens et internationaux de la France ; ne pas porter atteinte aux intérêts de la défense ou à la sécurité des personnes et des biens, ni une atteinte disproportionnée aux objectifs poursuivis par les dispositions auxquelles il est dérogé.
L’article 3 du décret n°2017-1862 liste de manière sensiblement identique les conditions cumulatives auxquelles la dérogation prise par les directeurs généraux des agences régionales de santé devra répondre : être justifiée par un motif d’intérêt général et tenir compte des circonstances locales ; être compatible avec les engagements européens et internationaux de la France ; ne pas avoir pour effet de porter atteinte aux intérêts de la défense ou à la sécurité des personnes, ni de porter une atteinte disproportionnée aux objectifs poursuivis par les dispositions auxquelles il est dérogé.
L’article 4 du décret n°2017-1845 et le même article du décret n°2017-1862 précisent que la dérogation prend la forme d’un arrêté motivé, publié au recueil des actes administratifs de la préfecture (préfecture de région pour les agences régionales de santé).
L’article 5 du décret n°2017-1845 et le même article du décret n°2017-1862 prévoient enfin que cette expérimentation donnera lieu à des rapports des préfets et des directeurs généraux des agences régionales de santé concernés dans les deux mois qui précèdent la fin de l’expérimentation.
A noter que le projet de loi pour un Etat au service d’une société de confiance, présenté au conseil des ministres du 27 novembre 2017, prévoit en son article 40, la présentation au Parlement d’un rapport annuel sur plusieurs sujets, dont « l’application des dispositions réglementaires permettant aux préfets et aux directeurs généraux d’agence régionale de santé de déroger, dans certaines conditions, à des normes réglementaires ».
Le Conseil d’Etat, saisi pour avis sur ce projet de loi, a rappelé que, s’agissant des expérimentations organisées sur le fondement de l’article 37-1 de la Constitution, « la dérogation au principe d’égalité devant la loi n’est possible que pour une expérimentation ayant un objet limité et pour une durée qui, tout en étant suffisante, doit être strictement nécessaire et que l’objet de ces expérimentations ne peut, par suite, consister en la création de de dispositifs dérogatoires permanents ou de très longue durée ».
La « différenciation territoriale » ainsi en marche n’est pas sans précédent, que ce soient les expérimentations ouvertes à l’ensemble des collectivités territoriales (articles LO1113 à LO1113-7 du code général des collectivités territoriales pris sur le fondement de l’article 72 de la Constitution) ou les adaptations prises dans les collectivités ultramarines totalement (collectivités de l’article 73 de la Constitution) ou partiellement (certaines collectivités de l’article 74) régies par le principe d’identité législative : ces adaptations sont prises soit par l’Etat (par la loi ou le règlement), soit par les collectivités ultramarines habilitées à cet effet soit pour décider les adaptations des lois et règlements dans les matières où elles exercent leurs compétences, soit pour fixer les règles applicables sur leur territoire dans un nombre limité de matières (cette dernière habilitation n’est pas possible pour La Réunion).
Au regard des adaptations effectivement prises, ces précédents montrent que si la route de la « différenciation territoriale » est droite, la pente est forte : d’abord parce que le Conseil Constitutionnel et le Conseil d’Etat ont une conception assez restrictive des possibilités de déroger au principe d’égalité pour des motifs tenant à des contraintes ou des spécificités territoriales, ensuite parce que la capacité des services des collectivités territoriales aujourd’hui ou demain celle des administrations déconcentrées de l’Etat à mobiliser cette compétence est peut-être trop limitée : l’expérimentation ouverte par les deux décrets présentés sera de ce point de vue un test important.